Au lit avec Virginia
5/10
Espace Go
Bonjour à toutes et à tous,
Mettons tout de suite les choses au point : Sophie Cadieux et Virginia Woolf sont deux très grandes dames, l’une, née en 1977, bien ancrée en ce siècle au Québec, l’autre, née en 1882, au siècle dernier en Angleterre.
Elles partagent un combat pour que le fait d’être une femme ne soit un handicap ni pour « madame tout le monde », ni pour les femmes appartenant à l’élite, qu’elle soit artistique, politique ou économique, ou aspirant à y appartenir, bref, un combat pour que s’écroule le trop fameux « plafond de verre » et que chacun, indépendamment de son sexe, puisse exister, s’épanouir et être reconnu en fonction de sa valeur, de ses réalisations et de sa personnalité.
Nous reviendrons sur la grande Virginia plus loin dans ce billet.
D’où vient alors ma sévérité lorsqu’il s’agit de noter le spectacle Au lit avec Virginia, une lecture de « A Room of One's Own » — traduit en français par Clara Malraux (romancière, première épouse d’André Malraux [on pourra écouter ici l'émouvant discours qu'il prononça pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon] et traductrice de Virginia Woolf, de Franz Kafka [comme Vialatte dont je parlais ici dans mon précédent billet], de Hermann Kasack, de Luise Rinser, de Miroslav Krleza et d’Iris Murdoch, et dont on pourra lire « Le Bruit de nos pas », ses mémoires en six volumes dans lesquelles elle ne se contente pas de régler ses comptes au « grand homme » en distinguant entre l’homme et l’artiste, mais où elle nous offre également un saisissant portrait de la vie artistique et intellectuelle du XXe siècle) sous le titre de « Une chambre à soi », puis par Élise Argaud sous le titre de « Une pièce bien à soi » — donnée par Sophie Cadieux en trois soirées à l’Espace Go?
Sophie Cadieux est non seulement une immense actrice que j'ai déjà eu l’occasion d’admirer, en 2011 au Théâtre du Nouveau-Monde dans « Ha ha! » de Réjean Ducharme et à l’Espace Go — issu du… Théâtre Expérimental des Femmes, fondé en 1979 par Pol Pelletier, Louise Laprade (dont j'ai parlé ici pour son interprétation dans Bienveillance) et Nicole Lecavalier (décédée le 16 août 2012 à l’âge de 62 ans) — dans « Blanche neige et la Belle au bois dormant » d’Elfriede Jelinek (toute l’œuvre de Jelinek, théâtre, poésie et romans, mérite d’être lue, mais on s’intéressera également à une biographie rédigée par deux jeunes femmes, Mathilde Sobottke et Magali Jourdan, intitulée « Qui a peur d’Elfriede Jelinek? », hommage totalement transparent à « Qui a peur de Virginia Woolf? » d’Edward Albee), et, toujours à l’Espace Go, en 2010 dans « Après la fin » de Dennis Kelly, et en 2009 dans « Les pieds des anges » d’Évelyne de la Chenelière (ne manquez pas « La Concordance des temps », son dernier et premier roman) et dans « La grande machinerie du monde » de Patrice Dubois (dont j'évoquais ici le talent dans un précédent billet) et Martin Labrecque, mais je crois qu’elle nous offre, par l’intermédiaire de ses choix artistiques et de ses engagements, également une vision complexe, riche et inspirante de l’art en général et du théâtre en particulier… et donc de la vie.
Malheureusement, Sophie Cadieux n’est pas, selon moi, une grande lectrice. Son discours est émaillé de nombreuses petites fautes, d’hésitations, de retours en arrière, de liaisons absentes ou « maltapropos » et ni le rythme, ni le ton, ni les divers éléments qui font un très grand lecteur — on repense ici à Jean-Louis Trintignant — ne m’ont convaincu.
La « mise en scène » extrêmement minimaliste, ce qui peut sembler normal pour une lecture, devient rapidement répétitive et lassante, surtout lorsqu’elle est reproduite trois soirs de suite. L’idée consistant à insérer, entre la lecture des différents chapitres du livre, des lettres reçues d’auteures québécoises — Djemila Benhabib, Fanny Britt (dont j'ai commenté ici la pièce Bienveillance), Suzanne Jacob, Catherine Mavrikakis (dont on trouvera ici le passionnant blogue) et Sophie Pouliot (ici ses critiques littéraires toujours très éclairantes paraissant dans Le Devoir) — sur le thème « les femmes et la fiction » aurait pu s’avérer un concept particulièrement fécond, mais, là encore, le matériau était plutôt réduit, peut-être par manque de temps ou par manque de réactivité de nos auteures, et surtout se répétait quasiment à l’identique lors de chacune des soirées, tout comme l’introduction d’Isabelle Brouillette et ses accompagnements à la palette graphique un peu trop systématiques et sans grande originalité; on retiendra, en revanche, les choix musicaux, autour de compositions de Germaine Tailleferre, plutôt pertinents.
Mais revenons à Virginia. Invitée dans deux collèges féminins de l’université de Cambridge à donner une conférence sur les femmes et la fiction, elle publie, un an plus tard, sous le titre « A Room of One's Own », un essai sur les disparités homme-femme au fil de l’Histoire, montrant combien la sujétion économique de la femme l’a longtemps privée de la liberté d’écrire. Elle écrit, en conclusion, avec un humour lucide : « Lorsqu’une femme s’adresse à des femmes, c’est qu’elle doit avoir quelque chose de très désagréable en réserve. Les femmes sont sans pitié avec leurs semblables. Les femmes — mais n’êtes-vous pas complètement dégoûtées de ce mot? Moi, je vous garantis que je le suis. Tombons donc d’accord sur le fait qu’une conférence délivrée par une femme à des femmes doit se clore sur une note particulièrement déplaisante. La vérité est que souvent j’aime bien les femmes. J’aime leur non-conformisme. Leur entièreté. Leur anonymat. J’aime — mais il faut que je tarisse mon flot. »
Les femmes jouent un rôle central dans la vie de Virginia Woolf, qu’il s’agisse de sa sœur Vanessa, confidente et médiatrice vis-à-vis d’un monde extérieur que son extrême sensibilité lui rend parfois étranger — rappelons à cet égard qu’elle finira par se suicider en pénétrant dans l’eau d’une rivière les poches remplies de pierres – ou de Vita Sackville-West, poétesse et romancière, avec qui elle conjuguera amour et amitié et dont elle dira : « J’aime le fait qu’elle est (ce que je n’ai jamais été) une vraie femme. »
Jeune, Virginia vit dans des conditions extrêmement difficiles; sa santé est fragile et elle grandit sous la coupe d’un père tyrannique qui fait son éducation à la maison; elle sera toujours convaincue que s’il avait vécu plus longtemps, il l’aurait certainement empêchée d’écrire; elle sera violée par son demi-frère et cet événement traumatique affectera durablement sa sexualité et provoquera des crises dépressives dont elle souffrira le reste de sa vie et une violente allergie envers toute forme de discrimination à l’égard des femmes.
« Une chambre à soi » et « Trois guinées » constituent une dénonciation sans compromis de la suprématie masculine sur la vie des femmes.
Virginia Woolf pense qu’il est nécessaire d’instituer une culture proprement féminine, voire féministe, différente et autonome. Dans une société basée sur l’oppression et l’exploitation, elle insiste sur le fait que la marginalité est une vertu et incite les femmes à se tenir à l’extérieur d’institutions patriarcales; elle démontre dans « Trois guinées », un essai sur la guerre et le fascisme, que toutes les tyrannies trouvent leur origine dans la tyrannie domestique.
L’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs et ce sont eux qui fixent les normes religieuses, culturelles, sociales et économiques, ce sont les hommes qui décident de ce qui est important, de ce qui fait « Art » et de ce qui fait « Civilisation ». Virginia pense — point de vue qu’avec tout le respect que je lui dois, je ne partage pas — qu’il y a des valeurs et des attitudes proprement féminines. J’adhère sans réserve à son analyse de l’histoire et de la situation de la société, à son diagnostic sur le fait que l’exploitation des femmes est l’archétype et la matrice de toutes les exploitations et au fait qu’il ne saurait y avoir de lutte pour la dignité des exploités et des opprimés, quels qu’ils soient, en l’absence d’une lutte féministe, mais je me refuse totalement à faire mienne une quelconque théorie d’une écriture féminine et d’une écriture masculine, de sentiments féminins et de sentiments masculins, s’appuyant, à la base, sur l’idée qu’il existe des différences fondamentales entre un cerveau féminin et un cerveau masculin.
Je ne résiste pas à vous faire part de cette anecdote entendue récemment :
Une équipe de psychologues s'intéressait aux éventuelles différences de niveau en mathématiques entre filles et garçons de 10-12 ans (début de secondaire). L'un des tests proposés aux élèves est connu sur le nom de « test de rotation dans l'espace »; il s'agit d'évaluer la perception des individus lorsque l'on fait tourner des figures (cubes, pyramides) dans l'espace. Surprise!! Les garçons obtenaient de meilleurs résultats que les filles. Nos psys, qui évidemment ne croyaient pas une seconde à des sottises comme l'existence d'un cerveau féminin et d'un cerveau masculin, s'interrogèrent longuement, sachant que l'expérience se déroulait en Europe du Nord (en Norvège, je crois), une région connue pour être la plus avancée du monde quant à l'égalité des sexes (et même des genres).
L’un d’entre eux — ou était-ce l’une d’entre elles? Non, la grammaire n’est pas neutre, elle est un marqueur social et une arme de reproduction massive, quoique sournoise, de l’ordre patriarcal établi. — eut l’idée de refaire l’expérience sur plusieurs autres échantillons d’enfants du même âge, mais en indiquant toutefois aux élèves qu’il s’agissait d’un test de « dessin » et non pas, comme cela avait été indiqué auparavant, d’un test de « géométrie » comme dans la première série d’expériences (le test restant évidemment exactement le même). Les petites filles obtinrent alors des résultats légèrement meilleurs que les petits gars. Sans commentaires... Ce qui est beaucoup plus intéressant que ces préjugés pseudoscientifiques sur les supposés défauts et qualités innés dont seraient dotés les un(e)s et les autres, ce sont les préjugés culturels CONSTRUITS, positifs et négatifs, que chaque catégorie humaine — peuple, nation, religion, sexe, genre, ethnie, catégorie sociale, profession, catégorie d’âge, etc. — entretient sur elle-même.
La neurobiologiste française Catherine Vidal écrit à cet égard :
La question de fond est : quelle est l’origine des différences entre hommes et femmes? Si on pose la question aux neurosciences, à la génétique, on a aujourd’hui pu montrer que le développement des organes sexuels a lieu très tôt chez l’embryon, puis ils évoluent lentement. En revanche, pour le cerveau, le processus de développement est très lent, et prend des années après la naissance. On ne peut donc mettre sur le même plan ce qui relève de la physiologie des organes sexuels et ce qui relève de la physiologie cérébrale. Rien n’est déjà programmé dans le cerveau depuis la naissance, et tout dépend de l’expérience vécue. Les différences qu’on peut observer entre les personnes d’un même sexe l’emportent sur les différences entre les personnes des deux sexes. Il n’y a donc plus d’opposition entre inné et acquis : la structure même du cerveau incorpore l’expérience vécue. Pourquoi cherche-t-on des différences, au-delà de celles qui sont des évidences? Il est important de rechercher des origines aux différences si l’on veut tenter de comprendre pourquoi, par exemple, il y a plus d’autistes et de schizophrènes de sexe masculin, ou pourquoi on compte plus de cas de dépression chez les femmes. Le problème, c’est que des courants voudraient pousser les recherches sur les différences pour mettre en évidence des différences de capacités cognitives entre garçons et filles, pour adapter des programmes d’éducation prétendument plus spécialisés pour un cerveau masculin ou un cerveau féminin. Le problème est donc celui de l’origine de la différence : les différences ne sont pas présentes dans les cerveaux des garçons et des filles de façon innée.
(On rappellera ici la position d'Henri Atlan mentionnée dans un précédent billet.)
La philosophe Geneviève Fraisse, dont je recommande la lecture de deux de ses derniers ouvrages, « À côté du genre » et « La fabrique du féminisme », précise de son côté :
On peut, enfin, se débarrasser du débat entre nature et culture. En fait, le débat est celui qui oppose les sciences et la société. Depuis le 17e siècle et les héritiers de la pensée cartésienne, on sait que “l’esprit n’a point de sexe” : le débat des trois derniers siècles est de savoir si la raison des femmes est sexuée. Maintenant, la question se pose autour du cerveau. Mais a-t-on remarqué que les filles réussissent à l’école? Ce qui est aussi en jeu, c’est que la science serait au fondement de l’organisation sociale. Or, la science n’est pas au fondement du politique; science et politique peuvent être déliés. Si on fait des découvertes scientifiques dans le sens de l’égalité homme/femme, cela change-t-il l’organisation sociale? Rien n’est moins sûr. Dans le fond, on dénie de l’histoire à toute cette affaire. On refuse qu’il y ait de l’histoire sur cette affaire de sexe, ou sur cette affaire de race. Or, cela permettrait d’échapper à la réinstauration du débat entre nature et culture, qui à mon avis fonctionne en boucle. Il y a un éventail d’identités sexuelles entre les deux extrêmes, les deux repères du “plus homme” et du “plus femme”.
Je voudrais enfin citer l’essayiste et poétesse Élaine Audet (on lira ici une critique parue dans Le Devoir sur l'un de ses recueils de poésie, « La Plénitude et la Limite », qui, je l'espère, vous donnera envie d'aller y voir de plus près), qui écrit :
Dans Une chambre à soi, Woolf dégonfle d’abord l’arrogante affirmation masculine selon laquelle il n’y a et n’y aura jamais de Shakespeare femme, en montrant d’où vient cette prétendue impossibilité. C’est justement à cause des hommes que la plupart des femmes sont systématiquement gardées analphabètes et incultes, plus pauvres que les plus pauvres, en servage total du matin au soir, astreintes à des tâches abrutissantes et répétitives, avec, jusqu’à tout récemment, une moyenne de dix enfants à élever. Quand l’une d’elles réussit néanmoins le tour de force d’élaborer une œuvre, les historiens de l’art ou de la littérature la relèguent immédiatement à l’oubli quand ils ne la transforment pas en muse ou en mégère. [...] La romancière tente de se rappeler si elle a déjà vu des femmes s’aimer dans la littérature. Il y a parfois des confidentes dans les tragédies, des mères et des filles, mais force est de constater qu’on montre presque exclusivement les femmes dans les rapports qu’elles entretiennent avec les hommes, alors que ces rapports ne constituent qu’une toute petite partie de leur vie. Comment imaginer qu’on ne décrive d’un écrivain que sa vie amoureuse! C’est pourtant le traitement qu’on a toujours réservé aux femmes de génie! Si elles n’étaient pas inférieures, elles cesseraient d’être des miroirs grossissants. [...] Comment l’homme continuerait-il de dicter des sentences, de civiliser des indigènes, de faire des lois, d’écrire des livres, de se parer, de pérorer dans les banquets, s’il ne pouvait se voir pendant ses deux repas principaux d’une taille pour le moins double de ce qu’elle est en vérité? Woolf rêve d’une écriture caustique, ardente, libre et sensible qui projette sa lumière sur les petites choses et permette ainsi de voir qu’après tout, elles ne sont peut-être pas si petites. Elle rêve d’une auteure qui “écrit comme une femme, mais comme une femme qui a oublié qu’elle est une femme” et qui, en tant qu’esprit androgyne, connaît “cette délivrance majeure de penser aux choses en elles-mêmes”.
Cela peut sembler bien prosaïque, mais Virginia Woolf enfonce le clou et insiste sur la nécessité pour chaque femme d’avoir un revenu suffisant et une pièce à soi, afin de pouvoir créer et acquérir à son tour l’habitude de la liberté et le courage d’écrire exactement ce qu’elle pense.
Quelques chiffres sur le fameux « plafond de verre ».
En France, les femmes représentent :
- 17,1 % des dirigeants salariés d’entreprise (7,2 % dans la construction, 21,3 % dans le commerce)
- 39,2 % des cadres de direction et dirigeants d’entreprise
- 18,5 % des députés
- 14 % des conseillers généraux et 48 % des conseillers régionaux
- 13,8 % des maires et 35 % des conseillers municipaux
- 9,9 % des préfets
- 11,2 % des ambassadeurs
Je voudrais ici citer un rapport de l’Union européenne :
Au sein d’un échantillon de presque 600 des principales sociétés cotées dans l’UE, le nombre de femmes occupant la fonction de directrice ou de présidente a connu une légère diminution, passant de 20 en octobre 2010 à 19 en janvier 2012, soit de 3,4 % à 3,2 %.
Le principal problème réside dans la faible présence des femmes parmi les grands dirigeants d’entreprise : plus de 96 % des présidents sont des hommes et rien ne permet de conclure à un progrès quelconque.
La comparaison avec les principaux partenaires commerciaux de l’UE montre que la sous-représentation des femmes est une réalité dans le monde entier. La situation est légèrement meilleure dans les grandes sociétés américaines (Fortune 500) que chez leurs homologues européennes (15,7 % contre 13,7 %), mais, ailleurs, le déséquilibre est plus marqué, même beaucoup plus marqué dans certains cas. Sans compter l’Australie (10,9 %) et le Canada (10,3 %), les femmes représentent moins d’un membre sur 10 au sein des conseils des grandes sociétés dans un bon nombre des principaux partenaires commerciaux de l’UE. En effet, au Japon, les hommes dominent les plus hautes instances de décision, à un tel point que les femmes, qui représentent moins d’un membre sur 100 (0,9 %) dans les conseils, n’ont littéralement aucune voix au chapitre dans le processus décisionnel.
Et pour conclure (provisoirement) sur ce sujet, j'aimerais mentionner une étude du ministère de la Famille du Québec :
Quelle que soit l’enquête, quel que soit le pays, les données sur l’emploi du temps renvoient toujours aux inégalités hommes/femmes en matière de partage des tâches. Les données présentées sur le Québec n’y échappent pas. Même si on ne veut pas atténuer la portée des conclusions que l’on peut en tirer, on ne saurait aborder la question sans y traiter d’une certaine part de subjectivité qui caractérise ce domaine, sans mentionner les constructions mentales qui conditionnent les perceptions reflétées par les réponses aux questions sur l’emploi du temps, sans souligner l’ampleur et la diversité des facteurs en cause (personnels, culturels et historiques, familiaux, etc.). Cet éclairage nous est pourtant nécessaire pour approcher, ne serait-ce qu’un tant soit peu, cette réalité somme toute complexe, qu’il s’agisse de mesurer le phénomène, de juger des aspects contradictoires et en apparence incompréhensibles, liés au sentiment de justice ou d’injustice ressenti face à des inégalités parfois très grandes entre les sexes.
(...)
Comme on l’a évoqué précédemment, les inégalités entre les sexes ne sauraient se comprendre sans faire référence aux constructions du « genre », c’est-à-dire à ce que sont le féminin et le masculin dans nos sociétés, et aux « exigences » intériorisées qui l’accompagnent. Ces exigences, intégrées à chaque phase de socialisation et reproduites par la suite (par l’agir, le discours, etc.) dans l’éducation des enfants, demeurent en partie inconscientes. Mais ces constructions en matière de genre sont déterminantes puisqu’elles conditionnent les opinions, le sentiment d’égalité ou d’inégalité, de justice ou d’injustice, les comportements comme les standards ou les normes d’expression de la masculinité ou de la féminité dans divers domaines (propreté, fréquence de nettoyage, rangement, lavage de la toilette, caractère de l’investissement auprès des enfants ou des personnes âgées, etc.). De Singly, sociologue français de la famille et du couple, dira à propos de la seule sphère domestique : « Le genre masculin est associé à un évitement des tâches ménagères, le genre féminin au contraire à une forte assignation. » On pourrait ajouter « sans volonté totalement consciente des personnes en cause ». Dans ce domaine, l’évolution des valeurs et du discours prônant l’égalité semble précéder, de beaucoup, la réalité de comportements conséquents. En arrière-plan des données, on ne saurait donc ignorer ces considérations qui vont au-delà du jugement sans appel que d’aucuns pourraient porter.
En outre, l’engagement dans le travail professionnel ou domestique et la considération sociale de chacune de ces sphères demeurent toujours sexués : malgré l’évolution observée, il subsiste un sous-investissement des hommes dans la sphère domestique et un sous-investissement professionnel des femmes. À ce chapitre, les hommes et les femmes ne sont pas égaux, et les conséquences ne sont pas de même nature pour l’un et l’autre sexe. Ce sous-investissement des femmes dans la sphère professionnelle, accentué par la présence de jeunes enfants, s’accompagne d’une disponibilité de temps souvent plus grande, creuset idéal justifiant apparemment l’investissement accru de la femme dans la sphère domestique, dans les soins aux enfants ou aux personnes âgées. Mais on verra dans les données retenues qu’un investissement équivalent des femmes et des hommes dans la sphère professionnelle est gage d’une plus grande égalité, certes, mais ne mène pas au constat d’une égalité réalisée ou en voie de l’être, pour une grande proportion de couples.
Autre facteur à considérer : l’égalité au sein du couple ne constitue pas nécessairement la valeur première et n’apparaît pas toujours comme une valeur fondatrice du couple. L’inégalité réelle dont rendent compte les données, du moins partiellement, peut ne pas être ressentie comme telle, surtout si l’un des conjoints évalue la situation en termes d’échanges sur d’autres plans (attentions, bénéfices monétaires, plus grande liberté de se retirer ou non du marché du travail, etc.), s’il compare sa situation en la jugeant meilleure ou pire que ce qu’il observe dans son entourage, s’il préfère atténuer son malaise en se repliant derrière des motifs rationnels à ses yeux, ou derrière une conception qu’il juge légitime à cet égard. La personne doit pouvoir survivre à l’inégalité (tant pour celui ou celle qui y perd que pour celui ou celle qui en retire des avantages par rapport à l’autre sexe) en tentant de trouver un équilibre par la rationalisation au moyen de divers justificatifs.
Ces quelques réflexions sur la question de l’emploi du temps des femmes et des hommes montrent déjà l’importance du facteur « genre » dans l’analyse de toute donnée chiffrée. Le propos ne saura jamais rendre compte de la complexité de cette réalité à laquelle se conjuguent des considérations culturelles, matérielles et personnelles (le vécu, la psychologie des personnes, la dynamique de couple), lesquelles entrent en jeu constamment dans les relations hommes/femmes.
(...)
Au Québec, sans égard à la situation dans la famille, l’investissement des femmes est toujours plus important que celui des hommes en matière d’heures consacrées à des soins ou de l’aide aux personnes âgées, à des soins aux enfants ou à des travaux ménagers. L’écart entre les sexes est le plus faible en matière de soins aux personnes âgées, et le plus important au chapitre des travaux ménagers.
Deux fois plus de femmes de 15 ans ou plus (42,6 %, comparativement à 21,5 % des hommes) consacrent 15 heures ou plus par semaine aux travaux ménagers. La présence d’enfants a une incidence plus importante pour les femmes, puisque la moitié des mères en couple ou seules (51,7 %) consacrent 15 heures ou plus par semaine aux travaux ménagers, comparativement à 24,6 % des pères dans la même situation.
Le tiers des pères (33,2 %) et près de la moitié des mères (49,1 %) consacrent 15 heures ou plus par semaine aux soins des enfants. Si on ne retient que la catégorie de 30 heures ou plus de soins aux enfants, près du tiers des mères (32,3 %) sont concernées, comparativement à 16,7 % des pères. Une vérification ultérieure devra préciser si cette différence hommes-femmes persiste dans des situations de travail similaires.
Une proportion plus importante de parents en couple que de parents seuls, de conjoints sans enfant ou d’enfants encore à la maison consacrent du temps à offrir des soins ou de l’aide aux personnes âgées, soit un père en couple sur cinq (19,8 %) et une mère en couple sur quatre (25,8 %).
Deux questions en forme de synthèse :
- Cerveau féminin, cerveau masculin, vous y croyez?
- L’analyse de Virginia Woolf vous semble-t-elle datée ou au contraire encore pertinente pour décrypter la situation des femmes dans nos sociétés occidentales dites « civilisées »? On ne parle pas ici, bien sûr, des pays où l'oppression des femmes et la mainmise des religions marchent main dans la main, comme presque toujours dans l’histoire, où les petites filles n’ont pas le droit d’aller à l’école et les femmes pas le droit de conduire ou de sortir de chez elles sans un chaperon, où on lapide les femmes adultères, où l’on pratique des avortements systématiques pour éviter la naissance de filles et où certaines femmes doivent s’immoler sur un bûcher après la disparition de leur mari et maître.
J’attends de vous lire avec impatience.
À bientôt,
Michel