Rousseau — Hobbes : un but partout, la balle au centre !

Bienveillance

 8/10
 Espace Go



Bonjour à tous, 

Bienveillance, actuellement présentée au théâtre Espace Go, est une pièce particulièrement riche qui se prête à de nombreuses interprétations et qui offre différents angles d’attaque.

Bien sûr, on pourrait aborder ce texte de l’auteure et traductrice Fanny Britt — décidément, la traduction est une activité bien particulière, qui mène à (presque) tout et vers laquelle convergent, et convergeront de façon croissante dans un univers mondialisé, des champs de plus en plus nombreux —, originaire d’Amos en Abitibi et qui vit actuellement à Montréal, sous son aspect social, en mettant en exergue l’opposition entre un avocat (eh oui, on peut, comme le disait si justement le bluffant Coluche, à qui on a tellement envie de dire, 26 ans après sa mort, en parodiant les étudiants du Printemps de Prague dans L'Aveu de Costa Gavras, « Au secours, Coluche ! Reviens, ils sont devenus fous ! », « Ça doit être un métier difficile z'homme politique ? C'est pas vrai ! Les études, c'est très simple. Les études, c'est cinq ans de droit, tout le reste de travers. ») — faisant irrésistiblement penser à Eugène de Rastignac et à Lucien de Rubempré, un petit coucou furtif à Balzac et à sa Comédie Humaine qui n’a pas pris une ride ; premier hommage en passant au poète sétois avec ici une explication de texte de sa chanson Les Ricochets, à écouter ci-contre, sur un site que j'aime beaucoup dédié à l'homme à la pipe — qui vit maintenant à Westmount, qui a fait fortune et qui « pense » en anglais (tiens, sur ce thème, on pourra [ré]écouter avec bonheur et jubilation Richard Desjardins dans Le bon gars et Jean Ferrat dans Pour être encore en haut de l'affiche), bref, un battant et un « winner » symbole d’un Québec urbain, et son cercle familial et relationnel d’origine composé d’individus qui tirent plus souvent qu’à leur tour le diable par la queue, restés attachés à leurs valeurs et à leur pays d’origine — en clair, des ruraux faisant ici figure de victimes et de « loosers » face à la toute-puissance des autres — le fameux « ils », incarnation de l'autorité et de ceux qui ont l’argent et le pouvoir — dans une affaire suscitant volontairement la compassion (comment ne pas être ému et révolté par l’histoire de ce gamin dans le coma suite à une chute de balançoire) qui oppose le brillant ténor du barreau et son ex-meilleur ami d’enfance resté au pays.

Bienveillance - Théâtre PàP - Photo Jérémie Battaglia

Photo Jérémie Battaglia © Théâtre PàP

On pourrait également voir dans cette pièce une évocation psychologique de la difficulté des relations amoureuses et, plus particulièrement, des relations homosexuelles; on parlerait alors de l’impossibilité d’aimer et de rester libre qui n’a d’égale que l’impossibilité de vivre sans aimer. Ces sujets sont intelligemment évoqués dans le texte de Fanny Britt par la mention du très beau poème de Blaise Cendrars Tu es plus belle que le ciel et la mer, qui commence par le vers « Quand tu aimes, il faut partir », à lire ci-contre. Sur ce thème, je vous invite également à écouter Barbara dans Dis quand reviendras-tu, Sandra LeCouteur dans Absence, Jacques Brel dans Mathilde, Édith Piaf dans Non je ne regrette rien, Anne Sylvestre dans Sur un fil, Serge Gainsbourg et Jane Birkin dans Je t'aime… moi non plus, Nina Simone dans le superbe poème d'Aragon Il n'y a pas d'amour heureux, Claude Nougaro dans Une petite fille, et enfin Patricia O'Callaghan dans le merveilleux lied de Kurt Weill Je ne t'aime pas, sur un texte de Maurice Magre.

Ces essais d’interprétation sociale et psychologique ne manquent pas de nous rappeler le très réussi et magistral Tom à la ferme présenté récemment au Théâtre d'Aujourd'hui et également mis en scène par Claude Poissant, où s’opposaient, là aussi, un monde d’agriculteurs plus ou moins figés dans leurs traditions et le monde moderne/superficiel d’un publicitaire bobo habitant probablement sur le Plateau, le tout sur fond d’homosexualité — assumée ou non —, de comédie des apparences, de violence et de mort.

On pourrait aussi voir dans ce texte, au travers des dysfonctionnements du 9-1-1 suite à sa « réingénierie » et à sa privatisation dans le cadre d’un PPP, une réflexion politique sur le modèle de société que nous voulons pour nous et pour nos enfants et sur les ravages d’un capitalisme financier aveugle et d’un amaigrissement de l’État érigé en pierre angulaire de toute pratique économique; une piste d’interprétation tout à fait justifiée par le rôle de la mère syndicaliste magnifiquement tenu tout en énergie et en retenue par Louise Laprade. En fait, les acteurs sont tous extraordinaires, à commencer bien sûr par Patrice Dubois (également auteur, metteur en scène et interprète du brillant Everybody’s Welles pour tous), plus vrai que nature dans la peau d’un parvenu schizophrène. Le couple Dany Michaud, l’ami d’enfance solide comme un roc, « l’anti-Gilles » dont on va pourtant découvrir peu à peu les blessures, et Sylvie De Morais, l’ex-danseuse sexy hébétée par la douleur, est également talentueux, mais la palme revient à l’hilarant Christian E. Roy qui incarne plusieurs petits rôles, notamment le père fantasmé de Gilles et son patron bien réel (on notera qu'en italien, père se dit « padre » et patron « padrone », ce qui met encore plus en valeur la proximité étymologique des deux mots dans les langues latines, et comment ici ne pas évoquer le film extraordinaire des frères Taviani Padre Padrone) ainsi que l’amant qu’il a jadis quitté.

On pourrait tout aussi bien faire ressortir les aspects les plus subtils, les plus décalés, les plus poétiques et, pour tout dire, les plus étranges de Bienveillance, qui se manifestent, si j’ose dire, par la présence/absence de nombreux fantômes, celui des trois frères de Gilles Jean, morts en bas âge et qui accompagnent leur mère dans ses déplacements en un courant d’air permanent, et celui du père, et suggérer une lecture psychanalytique de la deuxième topique du bon docteur Sigmund où le Ça — lieu des pulsions et des envies où réel et imaginaire se fondent et où se fait jour un sentiment de toute-puissance — et le Surmoi — lieu des normes sociales, des restrictions et de l’autorité qui ramène au réel — de notre avocat (un métier choisi de façon particulièrement judicieuse dans cette optique) s’affrontent pour produire un Moi polymorphe, ambigu et contradictoire, bref un moi humain. Il s’agit d’ailleurs, à mon sens, mais le défi était de taille, de la seule faiblesse de l’excellente mise en scène de Claude Poissant qui nous avait, entre autres, déjà proposé le sulfureux Couche avec moi (c’est l’hiver) de la même Fanny Britt, Rouge Gueule d’Étienne Lepage — un auteur dont nous avons parlé dans un billet précédent pour sa pièce Robin et Marion — Abraham Lincoln va au théâtre et The Dragonfly of Chicoutimi de Larry Tremblay.

Si vous le permettez, je poursuivrai quelque peu dans cette veine d'interprétation par une transition en images, la première géométricochimique, celle de l'atome de carbone et de ses liaisons moléculaires tétraédriques, atome indispensable à la vie, dont Gilles serait le sommet et dont la base serait constituée par les trois frères disparus appartenant à un plan de réalité distinct, et la seconde, empruntée au septième art, avec un film qui évoque des thèmes très proches de ceux de Bienveillance (en particulier celui de la culpabilité du survivant), je veux parler du poignant récit du cinéaste Claude Miller, récemment décédé, le film Un secret adapté du roman éponyme  — oui, oui, je sais que les puristes réprouvent cette utilisation du mot « éponyme », mais il me semble que, pour un traducteur ou un rédacteur soucieux avant tout de communiquer dans un style adapté à son lectorat, aussi fluide et transparent que possible, l'usage (sous certaines réserves) doit finir par l'emporter, si ce n’est sur le plan grammatical ou syntaxique, tout au moins sur celui du lexique, et puis, quand j'entends « puristes », je ne peux m'empêcher d'associer à ce terme des mots comme « race » ou « sang », même si ici on ne parle que de langue (mais bon, on sait où ça commence, pas nécessairement où ça finit) et comme disait Victor Hugo (citation apocryphe ?) « On peut violer la langue française, si c'est pour lui faire de beaux enfants. » — de Philippe Grimbert, une histoire familiale qui rejoint la grande histoire et dont la mise en scène fait ressortir, au moyen de procédés cinématographiques certes classiques, mais toujours efficaces et, en la circonstance, particulièrement heureux, comme l'usage du noir et blanc, le fondu enchaîné ou le flou artistique (oui, c'est évidemment plus facile à réaliser au cinéma qu'au théâtre), la distinction entre passé et présent, entre réalité et fiction, et entre rêve et réalité.

Enfin, pour terminer cette digression, j'oserai un autre rapprochement, emprunté cette fois au domaine littéraire : dès ses premières scènes, Bienveillance m'a fait penser à l'opus L'Œuvre de Dieu, la part du Diable du formidable conteur qu'est John Irving ; en effet, en écoutant le monologue inaugural de Gilles Jean et en voyant les pommes disposées à terre sur l'arrière-scène, j'ai immédiatement songé aux vergers entourant l'orphelinat du Docteur Larch. Finalement, ne serait-ce qu'en termes géographiques, le Maine n'est pas si éloigné du Québec, l'un des frères de Gilles, Eugène, était un fils adoptif, et l'un des thèmes principaux du roman n'est-il pas le douloureux choix entre (faire) vivre et (faire) mourir...

Il serait tout aussi légitime de signaler le travail remarquable accompli par l’auteure sur la langue, par exemple dans le choix des noms des frères disparus, Jacques Jean, Jean Jean et Eugène Jean, un procédé qui renforce le côté poétique du texte tout en constituant un sacré « tongue-twister », excellent exercice d’élocution… pour un avocat, et qui fait également penser, pour tous les amoureux de la langue, aux tautogrammes popularisés par l'Oulipo et par l’un de ses fondateurs, Jean Lescure, inventeur de la méthode S + 7, qui produisit la phrase suivante « Dans la zone zoologique, bon zigue, zigzaguait l'ouvrier zingueur, zieutant les zèbres, mais zigouillant plutôt les zibelines. » qu’il signa Z'ai nom Zénon (si vous appréciez les jeux de mots et les amusements langagiers, ne manquez surtout pas l’émission dominicale « culte » de France Culture Des Papous dans la tête). Le titre même de la pièce joue de cette ambiguïté, puisque la Bienveillance dont il est question ici n’est pas un substantif désignant une qualité humaine, mais le nom du village d’origine de Gilles Jean.

On pourrait enfin insister, avec raison, sur la très grande tendresse et sur l’humour permanent dont sont empreints les dialogues et sur le fait que l’on passe très facilement, durant les 90 minutes que dure la représentation, du rire et du sourire à la tristesse, voire à l’angoisse et aux larmes.

Mais, au-delà de ces approches et de ces voies (voix) d’analyse possibles, je suis convaincu que le thème fondamental de la pièce relève plutôt de la métaphysique ainsi que de la philosophie en général et de la philosophie politique en particulier, et qu'il propose aux spectateurs une réflexion morale nourrie par une opposition, que le final ambigu de la pièce se refuse à résoudre, entre les thèses de Jean-Jacques Rousseau pour qui l'Homme, lorsqu'il vivait à l'état de nature, était exempt de vices et naturellement bon et celles de Thomas Hobbes qui, citant Plaute, affirmait « homo homini lupus est », cette opposition ayant des conséquences pratiques dans la philosophie politique des deux hommes : Hobbes, effrayé par la violence dont l’homme peut faire preuve et par les guerres qui sévissaient à l’époque, réclamait un pouvoir absolu confisquant la violence individuelle au profit de l'État (nous vivons d’ailleurs toujours sous l’emprise de ce système) tandis que Rousseau, confiant dans la bonté naturelle de l’espèce humaine, considérait que le pouvoir doit venir des individus eux-mêmes.

C’est ainsi que, tel un mantra, Gilles répète l’une des phrases clés de la pièce : « Entre la bonté et moi, il y a une autoroute de campagne devant un verger. Vouloir être bon, c'est vouloir atteindre un pommier pour cueillir une pomme alors que je suis de l'autre côté de l'autoroute. »

L’histoire des protagonistes nous amène intelligemment à nous poser des questions du type : Qu’est-ce qui empêche l’homme d’être bon ? Qu’est-ce qui modifie sa route, si tant est qu’il soit bon par nature, et le fait diverger de ce qu’il a été enfant ou de ce qu’il aurait pu ou voulu devenir ? S’agit-il de choix librement assumés, de rencontres par nature aléatoires, d’événements traumatiques ? Agissons-nous par lâcheté, par inconscience, par cynisme ou par faiblesse ? Comment s’arrange-t-on du regard attristé et parfois méprisant que les autres portent sur nos renoncements et surtout, comment s’accommode-t-on de son propre regard ? Peut-on jouer à être bon, peut-on feindre d’avoir de la vertu, et jusqu’à quand ? Le destin joue-t-il un rôle ? Quelle est la part de l’inné et de l’acquis et qu’est-ce qui relève respectivement de la Nature et de la Culture ? Je vous engage ici à consulter l’excellent article d’Ernst Peter Fischer sur le site d’Arte et je ne peux m’empêcher de repenser, horresco referens, à ce président de la République française qui osa prétendre que la pédophilie était un caractère acquis, avec ici la réponse d'Henri Atlan ; et puisque je mentionne ici le nom d'Henri Atlan, moi qui suis un sceptique par nature et un ennemi irréductible du consensus mou et du politiquement correct et qui crains que les ayatollahs de la nouvelle religion verte ne remplacent les curés — le pouvoir de la religion — et les patrons — le pouvoir de l’argent —, je vous invite à lire ce passionnant article dans lequel il s'attaque brillamment au concept de principe de précaution et à la religion de l'écologie. Il est particulièrement amusant (enfin, plutôt un peu effrayant) de constater à quelle vitesse et avec quelle bienheureuse bonne volonté le bon peuple a adopté la nouvelle doxa, heureux, voire béat, de pouvoir enfin, à nouveau, dans un monde où le rôle des religions, tout au moins en Occident, est réduit à la portion congrue, reconquérir son droit au paradis à coup de bonnes actions, dont il convient de se prévaloir plus ou moins discrètement auprès des autres; un petit coup de tri sélectif (il faudra un jour m'expliquer ce que serait un tri non sélectif) par ci, un petit achat de légumes bios et de chocolat équitable à 5 $ la tablette par là (dame, le paradis, ça coûte cher et c'est pas pour les pauvres — d'ici ou d'ailleurs — eux autres z'ont qu'à passer directement du moyen-âge au nouveau moyen-âge vert, de Germinal au Meilleur des mondes).

En résumé, une pièce en huis clos sensible et intelligente, brillamment écrite, brillamment mise en scène et brillamment interprétée qui pose plein de questions pertinentes. À chaque fois que je mentionne une problématique de questions et de réponses d’ordre métaphysique, philosophique ou existentiel, je ne peux m’empêcher d’évoquer cette vieille blague juive — à mille lieues des soi-disant blagues juives glauques et nauséabondes qui agitent actuellement la twittosphère, même si mon inspiration en matière de liberté d’expression me porterait plutôt dans les pas de Noam Chomsky, signataire, en 1979, d'une pétition en faveur de Robert Faurisson, qui faisait alors scandale en France à la suite de la parution dans la presse d'articles où il niait l'existence des chambres à gaz pendant la Seconde Guerre; pour répondre aux réactions que suscita son geste, Chomsky rédigea un court texte dans lequel il expliquait que défendre le droit pour une personne d'exprimer ses opinions ne revenait nullement à les partager; cette position classique en matière de liberté d'expression est celle des Lumières et du premier amendement de la Constitution américaine; on évoquera bien sûr ici, une fois de plus, les mânes de Tonton Georges et de sa chanson Ceux qui ne pensent pas comme nous et puis, comme le disait le regretté Pierre Desproges, « On peut rire de n’importe quoi, mais pas avec n’importe qui ! » — où l’on voit un rabbin parcourir les rues en criant : « J’ai des réponses, j’ai des réponses… quelqu’un a des questions ? » Et puisqu’on est dans les blagues juives, une autre que j’aime beaucoup raconte l’histoire d’un petit garçon qui rentre à la maison et signale à son père qu’à l'école, il a appris la vie des dieux et des déesses de l’Antiquité. Le père le saisit par les épaules et le regarde droit dans les yeux, en disant « Nous, mon fils, on a un seul Dieu... et on n’y croit pas ! »

Et vous, vous avez des questions, des réponses, les deux ou simplement des commentaires ? J’attends de vous lire avec impatience.

À bientôt,

Michel

© Michel Translation 2011-2014