La couleur du gris
7/10
Espace Libre
Robin et Marion
8/10
Théâtre d'aujourd'hui
Bonjour à tous,
Après quelques incartades sur les chemins de la musique et de la poésie, retour, pour ce billet, au « théâtre » principal des opérations, je veux bien sûr parler, moi qui suis un antimilitariste primaire et même secondaire, voire tertiaire, de la scène théâtrale montréalaise.
Il y a une trentaine d’années, le théâtre a connu une révolution, la deuxième de l’ère moderne après la révolution des années cinquante et soixante qui, dans la lignée des travaux théoriques et de la pratique de Bertolt Brecht en Allemagne et aux États-Unis, portait essentiellement sur des problématiques sociales, politiques et économiques, et ce, aussi bien en France, avec Jean Vilar, créateur du Festival d’Avignon et metteur en scène du concept de théâtre populaire ainsi défini par Roland Barthes — signalons au passage la superbe réédition des fameuses Mythologies accompagnées de photos d'époque; sur un ton plus léger, on pourra également se faire plaisir en écoutant l'extraordinaire Fabrice Lucchini parler de sa rencontre avec Roland Barthes dans son spectacle Le point sur Robert — et Bernard Dort : « Le théâtre populaire est celui qui obéit à trois obligations concurrentes, dont chacune prise à part n’est certes pas nouvelle, mais dont la seule réunion peut être parfaitement révolutionnaire : un public de masse, un répertoire de haute culture, une dramaturgie d’avant-garde. » qu’au Québec, quoique de façon un peu plus tardive et avec, au-delà des aspects sociaux et politiques, l’introduction d’une problématique d’autonomisation linguistique proprement québécoise et une volonté de s’inscrire en opposition avec le modèle francophone culturel dominant originaire de l’amère patrie et vécu comme essentiellement parisien et empreint du sceau de la pesante qualité estampillée « Comédie-Française »; on évoquera ici des auteurs comme Michel Tremblay, qui écrivit Les Belles-Sœurs dès 1965 — ici dans la version comédie musicale de 2010 de René Richard Cyr et de Daniel Bélanger —, ou des hommes de théâtre comme Jean-Claude Germain, Jean-Pierre Ronfard ou Robert Gravel.
Cette deuxième révolution, née au début des années soixante dix dans la foulée de l’essor du structuralisme et des philosophies déconstructionnistes, qui s’est pleinement imposée au début des années quatre-vingts et qui, par bien des aspects, est étroitement mêlée à la première et dont il n’est pas toujours facile de repérer les influences propres dans la production dramaturgique contemporaine, se focalise plutôt sur des questions de contenu et de forme que sur des questions d’environnement, de méthodes et de fond; le « politique » au sens traditionnel y est moins prégnant. Après avoir proclamé la mort du texte pour mieux se libérer de son emprise absolue et pouvoir le réintroduire en le mettant à sa juste place, le théâtre moderne explore de nouvelles voies et cherche de nouvelles formes d’expression, que ce soit en introduisant de façon plus ou moins massive d’autres modes artistiques dans la dramaturgie classique comme la danse, la vidéo, la chanson, le cinéma, la BD, le cirque ou le mime, ou simplement en s’inspirant de ces autres modalités artistiques, dans leur démarche et dans leurs spécificités, pour façonner et offrir au public une nouvelle dramaturgie contemporaine.
La couleur du gris, présentée à l’Espace libre, et Robin et Marion, proposée au Théâtre d’aujourd’hui, sont à cet égard des pièces d’une grande modernité et d’une qualité certaine.
Demandez le programme
Merci maman, merci papa
SDF Tango
La couleur du gris met en scène, dans une dramaturgie proche des arts du cirque et d’un théâtre des corps dont la compagnie Omnibus s’est fait une spécialité, plusieurs tranches de vie d’un groupe d’itinérants que l’on appelle plutôt « sans domicile fixe » ou SDF en Europe — un hommage en passant à la trop méconnue Agnès Bihl, digne héritière du Grand Jacques, de Tonton Georges et de Léo, et à ses très belles chansons Demandez le programme, Merci maman, merci papa et SDF Tango, qu'on pourra écouter ci-contre, avec quelques petites autres en cadeau à déguster dans le volet de gauche — ces deux termes, empreints de rectitude politique, ayant remplacé l’ancienne appellation de « clochard » — en parlant de clochards et de théâtre, il serait irresponsable de ne pas évoquer la figure tutélaire de Samuel Beckett et de Vladimir et Estragon qui attendent Godot, ici dans la version mise en scène par Patrice Kerbrat avec Pierre Arditi, Jean Michel Dupuis, Robert Hirsch et Marcel Maréchal… excusez du peu! — il serait intéressant, à cet égard, d’un point de vue linguistique, de comprendre comment et pourquoi l’un de ces termes s’est imposé en Amérique du Nord et l’autre en Europe.
La couleur du gris propose un univers effectivement tout en dégradés de noirs et de blancs, entre réalité et rêve (ou cauchemar) — à propos, un mauvais rêve, c’est un cauchemar, et un bon rêve, on appelle ça comment? La formation des langues est vraiment un phénomène fascinant (excusez cette digression en forme de déformation, si j’ose dire, professionnelle) —, entre liberté et chaînes, entre désir et frustration, entre silence et fureur, entre individualisme forcené et vie de groupe, entre humanité et animalité.
Gaétan Nadeau, qui habite littéralement le personnage, est exceptionnel en « ex » de la société « d’en haut » — on le devine cultivé à sa façon de s’exprimer —, qui entame une descente aux enfers aux couleurs de rédemption. Les éclairages de Jean-François Labbé et la mise en scène d’Anne Sabourin, dont la filiation avec l’œuvre du bédéiste Manu Larcenet est ouvertement assumée — si vous doutez encore du fait que la BD est un art majeur, courez d’urgence acheter, emprunter ou voler, comme on disait à Hara-Kiri, le journal bête et méchant, Le Combat ordinaire et Blast; vous reviendrez à coup sûr, après un bon coup au plexus, convaincu par ces lectures et définitivement conquis — créent une ambiance à la fois hyperréaliste ET surréaliste — dure à croire, et pourtant elle tourne — inquiétante et mystérieuse aux (non) couleurs d’East End londonien fin de siècle (je parle du XIXe bien sûr, pas du XXe).
Robin et Marion est une sorte de vaudeville, ou mieux, de marivaudage hypermoderne — un chassé-croisé qui aurait aussi bien pu s'intituler Richard et Marion, Alice et Marion, Robin et Richard ou Robin et Alice, n’eut été un subtil clin d’œil à la littérature du Moyen-Âge — qui, pour les références théâtrales, évoque le Shakespeare de Beaucoup de bruit pour rien — ici dans la très belle version cinématographique de Kenneth Branagh — et du Songe d’une nuit d’été — ici la brillante musique de scène de Felix Mendelssohn. Vous direz qu’on se gausse ou que l’on exagère, eh bien oui, mais pas tant que ça, tant il est vrai qu’Étienne Lepage — ici une présentation de sa pièce L'Enclos de l'éléphant proposée à l'Espace libre avec l'extraordinaire Paul Amahrani (un peu de politique politicienne pour une fois) —, qui décrit son œuvre en ces termes : « Une histoire tordue. Robin et Marion, c’est une histoire étrange. Tout d’abord, il y a ces personnages curieux qui parlent directement, sans opposer de censure à ce qu’ils ressentent, mais qui ne sont pas impulsifs pour autant. La simplicité presque froide avec laquelle ils décrivent leurs émotions nous donne l’impression d’accéder non pas à leur inconscient, mais directement à leurs nerfs. Puis, il y a ce récit tordu qui refuse obstinément de prendre les chemins qui s’ouvrent devant lui, qui avance à reculons, qui défait tout ce qu’il place. Les personnages qui l’habitent cherchent, se trompent, trébuchent, et au final, se retrouvent là où ils n’allaient pas. Ça donne des aventures comiques, mais qui étrangement ne font pas rire. Un sentiment de hasard inutile. L’inverse du destin. Je ne sais pas exactement pourquoi je l’ai écrite comme ça. Je suis cruel, je crois. Comme un enfant qui regarde des insectes et qui s’ennuie. », fait montre d’une écriture à la fois novatrice, jouissive et parfaitement maîtrisée; mais c’est surtout au cinéma et en particulier à Alain Resnais, véritable horloger de l’écriture scénique, et à son dyptique Smoking / No smoking que Robin et Marion fait penser, l’auteur ayant eu la brillante idée d’exploiter la technique consistant à mettre dans la bouche des différents personnages des mots identiques qui font exploser la dramaturgie traditionnelle sans toutefois perdre le spectateur qui ressort de l’expérience absolument enchanté grâce également à une mise en scène de Catherine Vidal, sous la forme d’un ballet tiré au cordeau, brillante et ultra précise, et grâce aux sublimes éclairages d’Alexandre Pilon-Guay.
Un court extrait :
La vie n’est pas / cette chose compliquée que l’on croit / La vie n’est pas / cette chose douloureuse et complexe / cette vallée de douleur dont on parle / Il faut croire qu’on invente ces histoires / pour la seule raison de les inventer / Il faut croire que les gens / sont suffisamment pervers / pour se compliquer la vie / Mais pour les jeunes filles / comme moi / qui souffrent de l’amour / et qui ne peuvent se résoudre à mourir / le cœur vidé de son sang / au bout d’affreuses douleurs morales / la solution est toute tracée / Oui ! / Robin doit mourir / Elle ramasse un bâton va pour s’éloigner puis constate : / Et soudainement je suis heureuse / Légère comme un pou / Elle sourit et s’éloigne
On pense, évidemment, dans une ambiance de forêt mystérieuse de conte de fées et de labyrinthe, au fameux mentir-vrai d’Aragon, mais les fées, à l’image de dieu, se sont absentées du monde, sont mortes de fatigue, ou ne sont qu’un rêve d’enfants effrayés; et dès demain, il faudra faucher les foins – un leitmotiv de la pièce — et ces enfants à peine adolescents doivent faire face à leurs désirs, à leurs nerfs et à leur surmoi (le Père qui les battra surement s’ils s’écartent du droit chemin).
On songe également au regretté Jorge Luis Borges (fils d'une traductrice et auteur de la Bibliothèque de Babel) — ici interviewé à la radio dans l'émission Radioscopie par Jacques Chancel (je vais encore passer pour un vieux c…, mais franchement, Le Grand Échiquier, c'était quand même autre chose que le triste brouet « webtélévisuel » de ce début de millénaire et, comme l'écrivait je ne sais plus qui, mais sûrement un excellent auteur, dans la Revue Liberté dont je vous recommande vivement la lecture réguilère comme antidote à la médiocrité ambiante : « Nous nous sommes débarrassés de l'Église catholique pour Tout le monde en parle et je ne suis pas sûr que nous ayons vraiment gagné au change! ») — et notamment au Jardin aux sentiers qui bifurquent du recueil de nouvelles Fictions, à la fois pour le labyrinthe, la réflexion sur le temps, et les multiples plans de réalité si souvent présents dans la littérature dite « mineure » de la SF, une autre de mes passions dont j'aurai certainement l'occasion de reparler...
Ce conte, moderne et moyenâgeux à la fois, de l’éducation sentimentale — salut Gustave —, drôle et cruel, émouvant et intelligent, truculent et didactique — on pense aussi aux contes de Voltaire et de Diderot — est une vraie réussite.
Courez voir, écouter et jouir de ces deux créations parfaitement emblématiques de ce que la scène québécoise contemporaine a de mieux à nous offrir, et surtout n’hésitez pas à réagir à ce billet, que vous ayez choisi d’aller voir l’un ou l’autre de ces deux spectacles, que vous souhaitiez simplement échanger sur le théâtre ou que vous ayez d’autres suggestions de pièces à voir ou à ne pas voir.
Dans tous les cas, j’attends vos commentaires avec impatience.
À bientôt,
Michel